Théâtre

I/O : Les Frontières floues de l’humanité

Durée de lecture : 3 min

Par Jean-Christof Cloutier-Ross

Voyages dans l’espace, implants neurologiques, géo-ingénierie : chaque annonce d’une nouvelle technologie nous rapproche de plus en plus des univers de science-fiction qui nous ont longtemps fait rêver. Ces rêves, désormais sur le seuil de la réalité, nous imposent de nombreuses réflexions sur notre avenir en tant qu’humanité, ou plutôt, en tant que post-humanité.

La pièce « I/O » (Input/Output), de Dominique Leclerc, plonge profondément dans cet univers à travers des entrevues avec des expert.e.s et la perte d’autonomie de son père. Entre théâtre documentaire et récit personnel, la pièce nous questionne sur les trajectoires de changements qui s’opèrent au sein de l’humanité et de son environnement.

 

Transhumanisme et le posthumanisme
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il est essentiel de définir les termes « transhumanisme » et « posthumanisme ». Ces deux philosophies s’opposent et dessinent des perspectives divergentes pour l’avenir de l’humanité. Après avoir consulté des sommités sur le sujet, dont la philosophe Francesca Ferrando, fondatrice du Global Posthuman Network, Dominique présente les deux positions comme suit : le transhumanisme vise à améliorer l’humain par le biais de la technologie, que ce soit par des implants cybernétiques, des augmentations génétiques ou d’autres avancées technologiques. « C’est une vision très centrée sur l’humain », explique-t-elle, mentionnant l’exemple d’une idéologie visant à recréer l’environnement si nous étions pour le perdre.

 

En revanche, le posthumanisme remet en question la place centrale de l’humain dans notre perception du monde, cherchant comment mettre à profit ces avancées pour aider l’environnement et la société. C’est une position à laquelle l’autrice est plus favorable, mais sa pièce n’en est pas un manifeste. Chaque entrevue proposée au cours de la pièce présente « un mode de croyance », nécessitant quelques degrés de foi (parfois aveugle) en la technologie. Mais comme le confie l’artiste, « on laisse le public tirer ses propres conclusions ».

 

Une science-fiction proactive

Lorsqu’on mentionne de grandes œuvres de science-fiction, comme Dune, ou tout autre univers densément construit, Dominique Leclerc reste mitigée. « Plus j’accumule de bagage, plus je me rends compte que ce que j’aime, c’est l’anticipation », confie-t-elle. Ce qui l’inspire dans sa création, ce sont les exercices de pensée près de nous, qui s’appliquent au quotidien. « Gattaca » (1997) est un exemple de ses coups de cœur, même si dans le film, la présence de télévisions cathodiques dans le futur la fait bien rire! Cette dernière œuvre est une dystopie, comme beaucoup de science-fiction, à notre jour. Or, la pièce s’ouvre sur un propos critiquant cette effervescence avec une nostalgie pour l’époque où la fiction nourrissait le rêve d’un avenir meilleur, une science-fiction proactive. Et c’est plutôt dans cet élan que Dominique Leclerc construit son œuvre. Au lieu de se laisser submerger par des visions dystopiques, « I/O » encourage à créer des rêves et à imaginer un avenir meilleur. C’est un appel à l’anticipation positive, à l’exploration des possibilités offertes par la technologie, tout en étant conscients des défis qu’elle pose. De plus, à l’instar de « Gattaca », elle aborde des sujets contemporains et très personnels.

 

Vivre longtemps ou vivre mieux ?

Dans sa première pièce intitulée Posthumains, Dominique explorait sa dépendance aux technologies après son diagnostic de diabète de type 1. Dans I/O, c’est l’état de son père qui est en jeu. Après un accident de travail, il devient dépendant de l’aide à domicile offerte par Dominique et sa famille. Il y a quelque chose de surréaliste à entendre des gens riches parler d’immortalité alors que là, devant nous, la vie d’un homme s’achève. Est-ce qu’un jour, la mort, et le deuil qui s’ensuit, seront des choses du passé? Et sera-t-il bénéfique pour l’humanité d’éviter ces expériences? Pour Dominique, les réponses sont difficiles à déterminer. Encore dans le deuil de son père, elle doit aujourd’hui jongler avec l’aide à domicile de sa mère. Une chose est certaine, l’humanité ne veut pas de souffrance. « C’est parfois de l’évitement », admet-elle tristement. Mais bien vite, elle regagne le sourire devant l’image d’une humanité qui prend un escalier roulant en plein milieu du désert. On veut de la facilité, seul l’avenir nous dira quelle forme elle prendra.

 

Même l’immortalité est un concept difficile à ingérer aujourd’hui. Bien qu’elle baigne dans le sujet, Dominique Leclerc n’y fait pas exception. Qu’est-ce qu’on peut faire avec l’éternité? Après mûre réflexion, elle répond : « Si j’étais immortelle, je crois que je développerais des moyens pour communiquer avec d’autres espèces ». L’idée peut sembler farfelue, mais elle va de pair avec le courant posthumaniste qui vise à mieux connecter l’humanité à son environnement. Et qui sait ce que le futur nous réserve?

 

L’une des forces de l’œuvre de Dominique Leclerc réside dans sa capacité à rendre accessible des concepts complexes à un large public. Le texte est habilement ficelé pour permettre au spectateur d’apprendre les rouages de la science sans être pris par la main. Chaque élément de la pièce est posé consciemment et trouve un écho ailleurs dans le récit. Cela n’implique pas une quête effrénée de signes cachés, mais plutôt une invitation à créer son propre sens et à chercher ce qui nous touche personnellement. Car si l’avenir est incertain, au moins, il nous appartient.