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Oleanna : susciter chaque fois un nouveau débat

Durée de lecture : 4 min

Nadia Ross

Oleanna du célèbre dramaturge américain David Mamet est une pièce qui génère plus de questions que de réponses. Dans l’ère de la cancel culture, ce duel entre un professeur et son étudiante nous confronte à nos perceptions des relations de pouvoir. Quand la domination devient-elle abusive et quand la victimisation devient-elle inacceptable? Tout est question de perceptions!

C’est sur cette fine frontière truffée d’ambiguïtés que jouent les comédiens en se livrant à un duel sportif dont nul ne ressort gagnant ou perdant.

Entretien avec Raymond Cloutier, comédien

« Ça faisait longtemps que je n’avais pas joué au théâtre et que je ne m’étais pas senti aussi heureux, aussi performant. »

Crédit photo : Magella Bouchard

Quel est selon vous le thème central de cette pièce?

C’est un jeu de pouvoir qui va passer du pouvoir professoral au pouvoir étudiant. Par hasard, ça fait beaucoup écho à ce qui se passe en ce moment et je ne m’attendais pas à ça! Quand j’ai monté Oleanna en 2018 à Sutton, on était en plein dans la période #MeToo et ça avait pris le devant parce que dans la pièce, il y a un sentiment d’inconduite qui est là. En 2021, trois ans plus tard, c’est tout le mouvement de la culture de la « cancellation » dont on parle beaucoup et qui a lieu sur les campus. On interdit des livres, on interdit des mots, l’autocensure… et ça, c’est en plein dans le cœur du débat entre le professeur et l’élève. C’est formidable comme synchronicité! C’est tellement à propos. Et donc, c’est ça qui ressort cette fois-ci.

« Oleanna a été écrite par Mamet en 1992 dans la foulée de l’affaire Anita Hill contre Clarence Thomas. L’auteur voulait démontrer que dans les relations de pouvoir, tout était une question de perspective. L’un peut percevoir de l’abus où l’autre voit une simple dynamique relationnelle. »

Crédit photo : Magella Bouchard

C’est une pièce qui a d’abord été écrite en 1992. Quel était le contexte social de l’époque?

En 1992 au moment de l’étude du Sénat américain sur la nomination du juge Clarence Thomas, une de ses collègues de travail, Anita Hill, avait dénoncé le fait que Thomas avait eu des discours scabreux autour de la machine à café, qu’il avait montré des photos cochonnes ou je ne sais pas trop quoi et elle disait qu’il ne méritait pas d’avoir une place à la Cour suprême.

Mamet s’est inspiré de cette histoire pour écrire la pièce. Dans son esprit, l’histoire de Thomas et Hill prouve qu’il n’y avait pas de monde parfait et que même si une personne montre des photos cochonnes à la machine à café, ça n’en fait pas un mauvais juge de la Cour suprême. Selon lui, il faut accepter qu’on soit dans un monde rempli de failles avec des gens qui ont des défauts.

Mamet voulait montrer aussi que tout est une question de perspective. Les personnages exposent ce qu’ils vivent chacun de leur côté. Et là, le public assiste à l’affaire et il faut qu’il décide ce qu’il en pense et c’est ça le plaisir de tout ça! On suscite un débat, une sorte de prise de conscience que tout est une question de perception. C’est de se demander toujours : « Toi, est-ce que ça t’aurait agressé? Toi, l’aurais-tu accepté? » C’est ce que Mamet voulait faire par rapport à cette histoire.

Et ce n’est pas un drame, c’est une tragédie. Parce que la définition d’une tragédie c’est que le destin est écrit d’avance, on ne peut pas en sortir. On n’a pas le choix. Les dieux nous ont condamnés. Tout ce qu’on va faire, c’est assister au comment. Le pourquoi on le sait au début. On est là pour voir le comment. Sans dévoiler la fin, on sent que c’est inéluctable. Et c’est là que le public va voir comment ça se dérègle ces affaires-là. Et finalement, y’a pas de bonne issue.

« À travers un duel entre un professeur et une étudiante, Oleanna pose des questions plus qu’elle ne donne de réponses. En 2018, elle a été montée lors des vagues de dénonciations d’agressions sexuelles #MeToo. Aujourd’hui, elle fait réfléchir au mouvement de la « cancel culture ». »

Crédit photo : Magella Bouchard

Quels sont les défis à jouer du Mamet?

D’abord, il faut dire que Mamet est un auteur qui s’attaque aux problématiques sociales. Ce n’est pas un théâtre de slogans, c’est un théâtre chirurgical qui regarde comment les gens vivent et qui, en même temps, est le reflet d’un gros problème en arrière. C’est le cas dans Oleanna.

Le défi pour les comédiens, c’est la mémorisation de ces phrases très très courtes qui ne finissent pas, des demi-mots même. Y’a des slashs partout dans le texte. Ce sont des moments ping-pong tout le temps. Mais ces moments-là, il faut les répéter et répéter pour être dans une sorte de chorégraphie verbale. D’abord, c’est extrêmement olympien, c’est un sport.

Ça arrive à une dizaine de moments dans la pièce que les personnages ne s’écoutent pas, devancent ce que l’autre va dire. Ils changent de trajectoire, c’est assez sportif. Mais je pense que c’est aussi assez étonnant et agréable à regarder, et à entendre. On voit des gens comme dans la vie qui ne s’écoutent pas, qui sont fermés aux idées de l’autre, qui se contredisent avant même d’avoir entendu ce que l’autre dit. Et puis tout à coup, ça part pour de longues tirades parce qu’il faut à tout prix faire valoir son point de vue et on ne veut pas que l’autre nous interrompe. C’est assez le miroir des échanges humains.

Vous aviez d’abord monté la pièce avec Gwendoline Côté. Vous la jouez aujourd’hui avec Catherine De Léan qui est visiblement plus mature. Qu’est-ce que ça apporte de différent à la pièce?

Gwendoline, je l’avais eu comme élève pour vrai quand j’étais directeur du Conservatoire. Alors quand je lui ai demandé, il y avait un fond de relation qui était de cet ordre-là. Elle était respectueuse, c’était une fille bien bonne, mais fragile comme un petit oiseau. Alors on l’avait montée autrement. Elle était très sexy au début et on sentait que le prof était séduit pas à peu près, mais qu’il se retenait. Elle était fragile alors moi, dans les échanges, je n’allais pas très loin. Le propos était aussi très pertinent.

Catherine De Léan est plus âgée, elle est forte donc le duel monte de trois crans. Moi, ça me permet d’aller au bout de mes moyens. Ça faisait longtemps que je n’avais pas joué au théâtre et pas senti aussi heureux et aussi performant. Je suis confortable, j’habite la scène, je suis bien, je n’ai plus le trac, c’est vraiment l’fun! La dernière fois que je me suis senti comme ça j’avais 24 ans et là, j’en ai 77. Il était temps!

Qu’est-ce qui vous donne cette énergie?

Je suis en forme. On a joué de façon sporadique depuis le printemps à cause de la COVID. Là avec le ROSEQ, on part pour 11 jours et j’ai très hâte! Ça va être la première fois qu’on fait la pièce soir après soir, alors ça va prendre toute une envergure parce qu’on va tellement la maîtriser. On a bien hâte de vivre ça! En plus, on ne la fait jamais de la même façon. J’oublie toujours ce que j’ai fait la veille. Je ne m’en souviens pas et je ne veux pas m’en souvenir. Parce que le théâtre, ce n’est pas de la photocopie. On ne change pas le texte, mais on joue avec les intentions ou la prosodie, le chant, la musicalité du texte. On va ailleurs, on a d’autres intentions. On cherche tout le temps, alors ce sont toujours des représentations neuves. Les spectateurs qui vont venir un soir ne verront pas la même chose le lendemain.

« La pièce est une joute verbale très intense pour les comédiens qui doivent se couper, garder des phrases en suspens et s’engager dans de longues tirades pour faire valoir leur point de vue. »

Crédit photo : Magella Bouchard