Entretien

Chloé Sainte-Marie: à la rencontre de l’Autre et du territoire

Durée de lecture : 7 min

Par Nancy Caouette
Photos : Yvan Couillard

Depuis plus de 35 ans, Chloé Sainte-Marie va à la rencontre de l’Autre. Elle porte et défend les messages d’artistes libres et d’Autochtones du continent américain, de la Côte-Nord à la Patagonie. Si sa plus récente œuvre Maudit silence se veut une synthèse de sa carrière, l’artiste iconoclaste nous réserve encore des surprises. L’équipe de Les Affluences s’est entretenue avec elle.

« Ce qui nous forge, ce sont les rencontres.» Chloé Sainte-Marie résume en huit mots les fondations de trois décennies de création et d’expression artistique avant-gardiste. « Rencontrer, c’est prendre conscience de l’Autre et de ses réalités. Et puis, l’Autre, c’est l’Humain, mais c’est aussi le territoire», précise celle qui a été chanteuse, comédienne, actrice et conteuse, mais qui se considère d’abord et avant tout comme une interprète. 

 

« Moi, ce qui m’a toujours intéressée, c’est de prendre les mots des poètes comme Joséphine Bacon, Roland Giguère, Gaston Miron ou Jean Morisset, pour exprimer ma pensée et les mettre à bouche », souligne-t-elle. Notre entretien d’une heure, entrecoupé d’interprétations ad libitum de poèmes, laisse transparaître l’affection marquée de l’artiste pour les penseurs et penseuses libres qui se moquent des conventions et de la société bien-pensante. « Moi, j’ai refusé d’aller à l’université, parce que le formatage, je n’étais pas capable », résume-t-elle d’ailleurs. 

 

Pour Chloé Sainte-Marie, rencontrer un·e artiste ou un poème, c’est comme tomber en amour. « Quand on trouve un poème qui nous touche, qui nous transporte, qui nous chavire, c’est vraiment fort. C’est comme une osmose avec quelqu’un d’autre qu’on ne connaît pas. Parce que des fois, ça peut être un texte qui remonte 200 ans en arrière. On lit et il y a quelque chose qui nous transporte», exprime-t-elle en choisissant bien ses mots. 

 

 

Une artiste libre née dans un cloître

 

Élevée dans une famille baptiste orthodoxe, Chloé Sainte-Marie grandit «esseulée dans un rang» à Saint-Eugène-de-Grantham, près de Drummondville. Son premier contact avec la poésie, c’est celui des psaumes de la Bible et des cantiques. « On était entre nous, entre chrétiens, un peu comme les témoins de Jéhovah. Ma mère, elle jouait de l’orgue, de l’accordéon, du piano, de la guitare et elle chantait. Moi, aussi je chantais et je me rendais compte que c’était facile pour moi, que j’avais ce talent-là. J’étais capable d’aller chercher l’harmonie sans qu’on me l’ait enseigné», s’enorgueillit-elle. 

 

La façon dont Chloé Sainte-Marie raconte avec beaucoup de lumière une enfance difficile témoigne de sa force de caractère. Lorsqu’elle aborde la violence physique que son père lui a infligée, c’est pour en faire ressortir le côté positif. « Il était autoritaire et fanatique. Ce n’était pas facile cette violence, mais j’ai puisé ma force de là. Résister au dictat de mon père, ça m’a donné une grande force comme artiste. Comme pour faire un album tout en innu au début des années 2000. C’était silence au bout de la ligne, mais j’ai tenu mon bout », dit-elle en riant. 

 

Cette force lui a aussi permis de prendre soin de son grand amour, Gilles Carle, auprès de qui elle a agi comme proche aidante. « Je l’ai vu mourir à petit feu… Chaque jour, une petite mort. Chaque jour pendant 17 ans. Mais ça m’a forgée. Il y a deux trucs qui m’ont forgée : mon père et prendre soin de Gilles. »  

 

Les rencontres artistiques

 

Mais avant la maladie, il y a eu de beaux moments et cette rencontre « magique » avec le réalisateur en août 1981. «C’est une sorte de conte de fées. C’est peu probable! Moi, une petite paysanne qui sortait de la religion protestante, qui a un coup de foudre au Festival des films du monde. J’avais à peine 20 ans, Gilles en avait 52 ans. Il m’a tout donné», dit-elle avec beaucoup de compassion dans la voix. 

 

Avec Gilles Carle, elle découvre un nouvel univers. Elle s’approprie la culture et l’histoire du Québec. « Je ne connaissais même pas Diane Dufresne! J’ai tout connu en retard, parce que dans mon cloître, ça ne pénétrait pas. Puis, j’ai commencé à lire des poètes libres… Ça venait me chercher, parce que moi, je ne lisais pas la prose dans mon enfance, je lisais les poèmes de la Bible. Au fond, quand tu lis la Genèse et Gaston Miron, c’est la même chose », lance-t-elle avant de s’esclaffer.

 

Les choix de poèmes à chanter ou à lire, qu’elle qualifie de chefs-d’œuvre, se sont imposés à elle, se collant à sa peau. « C’est transcendant. Je me souviens quand j’ai trouvé le poème J’erre de Roland Giguère :Je ne vous suis plus/Je ne vous suis plus dévoué/Je ne vous suis plus fidèle/J’erre à ma guise enfin hors des sentiers bénis.” Quand j’ai lu ça, le cœur a commencé à me débattre. Je me suis dit : “Câlisse, c’est quoi, ça? Comment ça se fait que c’est pas moi qui ai écrit ça!” ». 

 

Les rencontres avec l’Autre et le territoire

 

Il y a ensuite eu les multiples rencontres marquantes sur les plateaux de tournage, où Chloé découvre la richesse de la culture et de l’imaginaire des peuples fondateurs. « Gilles Carle était Métis, c’était un Anishinabé, donc il y avait beaucoup de Métis et d’Indiens dans ses films », dit-elle en précisant qu’elle utilise le mot Indiens parce que Joséphine Bacon préfère ce mot à Autochtones.  

 

D’ailleurs, Chloé Sainte-Marie rencontrera la poétesse et réalisatrice innue, qu’elle surnomme Bibitte, sur le plateau de tournage de Maria Chapdelaine en 1983. « Joséphine m’a pris d’affection. J’étais la blonde de Gilles, avec trente ans de différence, et elle n’avait aucun jugement. Elle m’a appris beaucoup de choses, car je ne savais rien.» Son amitié avec sa « mère adoptive » l’amènera hors des sentiers battus artistiques pour raconter le Québec autrement. « J’ai marché le territoire avec Bibitte. Je suis allée jusqu’à Rivière-Nord, je suis allée à la rivière Ashuapmushuan, je suis allée à Chibougamau, à Uashat… Ma démarche artistique, c’est la marche. C’est en marchant que tu comprends ton histoire», souligne-t-elle. 

 

Bibitte lui a aussi inspiré le nom de son dernier opus intitulé Maudit silence, qui est aussi le titre du poème de Joséphine Bacon qui ouvre le livre-album. Un poème qui exprime remarquablement, selon Chloé Sainte-Marie, la douleur infligée à l’Autre par le colonialisme : « Maudit silence, c’est prendre conscience que c’est fragile. Ce sont des réalités qu’on ne raconte pas dans les livres d’Histoire. Quand le silence devient maudit, il faut qu’il parle… » 

 

Les rencontres transaméricaines

 

Avec Maudit silence, Chloé Sainte-Marie boucle la boucle. Elle s’est appropriée de nouvelles facettes de son histoire et de sa culture, et a entamé un processus d’acceptation, grâce à une rencontre fortuite avec l’écrivain et géographe Jean Morisset. «Il est allé dans le Grand-Nord à l’île d’Ellesmere [au Nunavut]. Il a fait sa thèse de doctorat au Pérou. C’est une sorte de métis qui met tout ça ensemble, un spécialiste du monde autochtone. Mais sa vision était différente et ça m’intéressait», relate-t-elle. 

 

Ces échanges avec Jean Morisset l’amènent même à « couper le cordon ombilical avec la France ». « Il me disait : “T’es créole, t’es Métis! Le Canada, on se l’est fait voler. Le nom Canada, on se l’est fait voler par les anglos! Ça m’a bouleversée! Je me croyais tellement Française! Je me suis aperçue que je ne connaissais rien de mon histoire. Pour moi, Louis Riel, c’était un traitre, alors que c’est un des grands libérateurs du Nouveau-Monde! Je ne savais rien. Et Jean a fait office de professeur. Il m’a fait lire plein de choses. Ça m’a vraiment donné un choc et j’ai voulu partager ce qu’il m’a appris. » 

 

Avec Jean Morisset, Chloé a donc parcouru les trois Amériques — l’Amérique du Nord, l’Amérique centrale et les Caraïbes et l’Amérique du Sud — pour entendre les Autochtones raconter leurs histoires, leurs richesses, mais aussi leurs traumatismes communs dans leurs langues. « Quand tu es Autochtone, tu es Autochtone, même si tu n’as pas la même langue ou le même territoire. Tu partages la même histoire, le même génocide. C’est quand même 50 millions de morts en Amérique dans le génocide autochtone! », s’insurge-t-elle en ajoutant être très fière d’avoir pu enregistrer des poèmes en plusieurs langues autochtones comme le mapuche au Chili, le maya en Amérique centrale et au sud du Mexique, ou encore l’aymara dans les Andes. 

 

Maudit silence, c’est aussi un hommage à de grands personnages d’ici qui sont parfois méconnus, comme Louis Riel ou encore Kondiaronk, un chef huron qui a été l’un des principaux artisans de la Grande Paix de Montréal en 1701. « Je voulais lire le poème de Jean Morisset au 375e anniversaire de Montréal et ça m’a été refusé. C’est quand même incroyable! Kondiaronk, il a invité 40 nations partout pour faire la paix… à Montréal! C’est marquant pour l’histoire de la ville. Mais on n’en parle pas. Au fond, je remercie le comité organisateur : son refus a été le départ d’une folle aventure », dit-elle en riant. 

 

Aujourd’hui, Chloé Sainte-Marie dit accepter et embrasser sa créolité, notamment grâce au recueil littéraire La Vie est d’hommage de Jack Kerouac, dont l’un des textes est reproduit dans Maudit silence. « Il a écrit ça en French Canadian. Moi, ça a changé ma vie!  Ça a changé ma vision de ma langue. C’est exceptionnel et troublant toutes les libertés qu’il se donne! Là, c’est un problème pour moi, parce que je me donne les mêmes libertés, je fais toutes les fautes que je veux! », dit-elle en riant.  

 

Maintenant que la boucle est bouclée, est-ce qu’elle accrochera ses chaussures de marche artistique? « Non, je n’arrêterai pas! » promet Chloé Sainte-Marie. « J’ai beaucoup de matériel que je n’ai pas utilisé dans Maudit silence. J’aimerais faire une symphonie! Mais pas une symphonie de Blancs là, une symphonie avec les Indiens. Entendre leurs voix, leurs instruments… Je pense à cette phrase du poème Kondiaronk : “Nous sommes ici au rendez-vous du tambour symphonique et de la tente tremblante.” Le tambour symphonique… C’est beau ça, non ? »